Faut-il lire... «Avec vue sous la mer» de Slimane Kader ?

Publié le par Tekitizy

Dans son excellent livre de vulgarisation «Catalogue des idées reçues sur la langue», la linguiste Marinna Yaguello démontre avec brio qu'une langue qui n'intègre plus de mots étrangers est une langue qui périclite, n'en déplaise à Mister Allgood. (*)

S'il est un auteur, à l'heure actuelle, qui ne s'attache pas à un français « pure souche », c'est bien Slimane Kader ! Ses deux livres «Wam» et «Avec vue sous la mer» feraient se pâmer bon nombre de vieux ronchons séniles garants de la culture française et accrochés à leur imparfait du subjonctif comme des arapèdes à leurs rochers.

Une écriture bien vivante, donc, avec plein de points d'exclamation (j'adooore les points d'exclamation !!!! presque autant que les points de suspension...), de mots d'argot du 9-3, de frenglish, des phrases sans verbes, des mots nouveaux…

Pourrait-on faire un lien avec Boudard ou Céline ? Why not ?

Certains passages me rappellent aussi des textes de Christian Laborde… Mais là où Laborde s'appuie sur les rythmes jazzy, Kader, lui, apporte une autre dimension : celle du rap et ce avec beaucoup de talent.

Un véritable écrivain slammeur ! On entend souvent en filigrane un loop du «Amen break» de Gregory S. Coleman (**) ou une grosse basse funk. Voire un discours percutant du fantôme de Mohamed Ali.

Sans oublier une bonne grosse d'humour, assez noir, of course ! Et une large louche d'autodérision.

Son premier roman («Wam» en cours de « filmage » nous dit-on) arrive chez son éditeur par un concours de circonstances peu banals apparemment… La fille de la cousine de la concierge du tonton de quelqu'un qui lui passe le manuscrit (ou un truc comme ça). «Wam», c'est l'histoire d'un groupe de potes de banlieue qui passent la frontière du périph' pour aller faire une virée à Paris… À lire aussi, évidemment.

Pour la promo de ce premier livre, l'éditeur a du mal à joindre l'auteur, celui-ci étant parti travailler comme tâcheron sur un paquebot de luxe. Ce qui donne à cet éditeur une idée : l'inciter à écrire sur son job, «homme à tout faire» ou "joker" dans un environnement disons… hostile, celui des soutes d'un énorme paquebot. Soit un job quasiment 24/24. Bref, quand a-t-il eu le temps d'écrire ? Nul ne le sait ou alors on nous mène en bateau… Ouarf ouarf !

Bref, (j'adooore aussi le mot «bref»! Vous vous en êtes aperçu ?) une tranche de vie superbe sur l'envers d'un décor de carton-pâte, celui du tourisme de masse/de luxe avec en filigrane une évocation du capitalisme : quand les esclaves modernes triment en soute pour que la vie des gros ricains - les fatties - soit douce, propre et lisse comme la plage où ils débarquent «dont le sable a été nettoyé pendant la nuit».

Le héros va-t-il se prendre au jeu du "trimer plus pour gagner plus" ou juste pour voir un peu de ciel bleu ?

«Un jour, le keum des piscines - Diego le deck-steward - m'a dit que le crew a un plan pour pécho de la lumière. Un entrepont à l'arrière du boat... Une sorte de terrasse où les fatties ne vont pas. Avec des mouettes. De la merde partout. Et sur les cordages enroulés, des dizaines de crevards allongés au soleil. Un quart d'heure. Vingt minutes. C'est pas bézef, mais quand tu vis comme une termite, c'est le paradis.»

Comme dans son premier bouquin, Slimane Kader écrit sur la frontière entre deux mondes incompatibles… Frontière qu'il va une fois de plus franchir, grâce à sa jugeote et à sa tchatche.

Et ce dans un contexte de racisme ordinaire où la nationalité implique le boulot que tu vas faire…

Certainement ce qui nous attend tous au coin du tournant de la mondialisation dont notre nation de privilégiés nous a, pour l'instant et pour le plus grand nombre, préservés.

Alors faut-il lire ce bouquin : eh bien oui et plutôt deux fois qu'une !

Et vivement son adaptation au ciné !

(* ) voici le B.A. BA du journalisme : commencer par une citation d'un auteur inconnu. Ça fait classe et ça vous évite de galérer sur le début d'un article. Si, en plus, la citation est absconse d'un auteur abscons, vous avez gagné le gros lot !

(**) la voici la citation absconse ! Mais cette fois dans l'univers musical ! Carton plein ! Bref, c'est une partie (6 secondes) d'un break de batterie du groupe «The Winstons» qui sera reprise entre autres par des multitudes de groupes de rap.
Le fameux « poum-poum-tchac poudoum-poudoum-tc
hak » quoi.

Oui, bon je sais, c'est nul mais j'ai pas pu resister ! Quelle horreur !

Le voici le fameux "Amen Break" !

Publié dans Bouquins

Commenter cet article